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Quand l'armée russe entrait en Crimée, par Léon To

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Message par everhard Dim 16 Mar - 12:18

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La Crimée attire actuellement l’œil du monde et des médias. Le déploiement de troupes russes sur cette péninsule située au sud de l’Ukraine suscite de vives tensions internationales — d’aucuns évoquent même la possibilité d’un conflit armé. Pendant ce temps, le peuple ukrainien souffre et se bat, tiraillé par des enjeux internationaux qui semblent désormais le dépasser. Les spectres planent au-dessus des têtes… Si les situations n’ont à l’évidence plus rien à voir, ce territoire fut, à de nombreuses reprises, le théâtre de conflits violents : une guerre longue de trois années (1853-1856) opposa l’Empire russe à l’Empire ottoman, le Royaume-Uni et la France. L’écrivain Tolstoï en fut et revint du front. Ses écrits constituent un témoignage rare.

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Criblé de dettes et lassé de la vie qu’il menait, entre jeux d’argent et boissons alcoolisées, le jeune Tolstoï décida de rejoindre son frère officier, alors engagé dans le Caucase, à la fin du mois de mai 1851. Il s’y rendit comme civil puis intégra l’armée. Une expérience fondatrice à en juger par les lignes qu’il écrivit, quelques années plus tard : « En ce temps — c’était au Caucase — j’étais solitaire et malheureux. Je tendis toutes les forces de mon esprit, comme on ne peut le faire qu’une fois en sa vie… C’était un temps de martyre et de félicité. Jamais, ni avant, ni après, je n’ai atteint à une telle hauteur de nausée, je n’ai vu aussi profond que pendant ces deux années. Et tout ce que j’ai trouvé alors restera ma conviction… En ces deux ans de travail spirituel persistant, j’ai découvert une simple, une vieille vérité, mais que je sais maintenant, comme personne ne le sait : je découvris qu’il y a une immortalité, qu’il y a un amour, et qu’on doit vivre pour les autres, afin d’être éternellement heureux. »

Et la guerre d’éclater en Crimée, après l’entrée des troupes russes en terres ottomanes. La France et le Royaume-Uni apportèrent leur soutien au sultan turc et s’engagèrent militairement contre les armées du tsar. Tolstoï demanda à rejoindre les combats. Volonté de voir la guerre de près — pour de bon, cette fois. Aux coudes à coudes, collés à ceux qui tombent sous les balles ou le bruit des bombes. Il entra dans Sébastopol, transporté par l’héroïsme des soldats et des femmes qui les soutenaient. La ville était (et demeure) un enjeu stratégique, du fait de son ouverture sur la mer Noire. L’élan des premiers instants gagna sans délai en modestie : Tolstoï en vint à décrire la guerre telle qu’il la vécut, sans oraisons ni ornements. Son héros ? La vérité. Crue et sanglante. Il y écrivit trois textes, qui formèrent les Récits de Sébastopol. La censure affûta ses ciseaux — Tolstoï proposait que l’on réglât la guerre en faisant s’affronter un homme, un homme seulement, de chaque camp ! Un écrivain était né.

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Sébastopol en décembre 1854

Extrait des Récits de Sébastopol - 1856

par Léon Tolstoï

L’aube matinale colore l’horizon au-dessus du mont Sapoun ; la surface de la mer, d’un bleu profond, s’est débarrassée des ombres de la nuit et n’attend que le premier rayon du soleil pour étinceler d’un joyeux éclat ; de la baie, enveloppée de brouillard, souffle un vent froid : point de neige ; le sol est noir, mais la gelée pique le visage et craque sous les pieds. Le murmure incessant des vagues, rompu à longs intervalles par le roulement sourd du canon, trouble seul le calme de la matinée. Tout est silencieux sur les bâtiments de guerre : le sablier vient de marquer la huitième heure. L’activité du jour remplace peu à peu du côté nord la tranquillité de la nuit. Ici un détachement de soldats va relever les sentinelles, et on entend cliqueter leurs fusils ; un médecin se dirige à pas pressés vers son hôpital ; un soldat se glisse hors de sa hutte, lave à l’eau glacée sa figure hâlée, se tourne vers l’orient et fait sa prière accompagnée de rapides signes de croix. Là un énorme et lourd fourgon, dont les roues grincent, tiré par des chameaux, atteint le cimetière, où l’on va enterrer les morts entassés presque jusqu’au faîte de la voiture. Vous approchez du port, et vous êtes désagréablement surpris par un mélange d’odeurs : on y sent le charbon de terre, le fumier, l’humidité, la viande.


« Vous enjambez le cadavre à moitié décomposé d’un cheval noir couché dans la boue à deux pas du bateau, et vous allez vous asseoir au gouvernail. »

Des milliers d’objets divers : du bois, de la farine, des gabions, de la viande, jetés en tas deci delà ; des soldats de différents régiments, les uns munis de fusils et de sacs, d’autres sans fusils ni sacs, s’y pressent en foule ; ils fument, se querellent et transportent des fardeaux sur le bateau à vapeur stationné près du pont de planches et prêt à partir. De petites embarcations particulières, pleines de monde de toute sorte, de soldats, de marins, de marchands et de femmes, abordent au débarcadère et en repartent sans cesse. « Par ici, Votre Noblesse, pour la Grafskaya ! » et deux ou trois marins retraités se lèvent dans leurs bateaux et vous offrent leurs services. Vous choisissez le plus proche, vous enjambez le cadavre à moitié décomposé d’un cheval noir couché dans la boue à deux pas du bateau, et vous allez vous asseoir au gouvernail. Vous quittez la rive : autour de vous, la mer brille au soleil du matin ; devant vous, un vieux matelot dans un pardessus en étoffe de poil de chameau et un jeune garçon aux cheveux blonds rament avec diligence. Vos yeux se portent sur ces navires gigantesques aux coques rayées, disséminés dans la rade ; sur ces chaloupes, points noirs, voguant sur l’azur scintillant du flot ; sur les jolies maisons de la ville, aux tons clairs, que le soleil levant teinte en rose ; sur la blanche ligne d’écume autour du môle et des vaisseaux coulés à fond, dont les pointes noires des mâts émergent tristement çà et là au-dessus de l’eau ; sur la flotte ennemie servant de phare dans le lointain cristallin de la mer ; et, enfin, sur l’onde écumante dans laquelle se jouent les globules salins que les rames lancent en l’air. Vous entendez à la fois le son uniforme des voix que l’eau porte jusqu’à vous et le bruit grandiose de la canonnade qui semble augmenter de force à Sébastopol.

À la pensée que, vous aussi, vous êtes à Sébastopol même, votre âme tout entière est pénétrée d’un sentiment d’orgueil et de vaillance, et le sang court plus rapidement dans vos veines.

« Votre Noblesse, droit sur le Constantin, vous dit le vieux marin en se retournant pour vérifier la direction que vous imprimez au gouvernail.

— Tiens, il a encore tous ses canons, fait le jeune garçon à tête blonde, pendant que le bateau glisse le long des flancs du navire.

— Il est tout neuf, il doit les avoir. Korniloff y a demeuré, reprend le vieux, examinant à soun tour le vaisseau de guerre.

— Là ! il a éclaté, s’écrie le gamin après un long silence, les yeux fixés sur un petit nuage blanc de fumée qui se dissipe, subitement apparu dans le ciel, tout au-dessus de la baie du Sud, et accompagné du bruit strident de l’explosion d’un obus.

— C’est de la nouvelle batterie qu’il tire aujourd’hui, ajoute le marin, crachant tranquillement dans sa main. Allons, Nichka, aux rames ; dépassons la chaloupe. »

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siège

Et la petite embarcation file rapidement sur la vaste plaine ondulée de la baie, laisse en arrière la lourde chaloupe, chargée de sacs et de soldats, rameurs inhabiles qui manœuvrent gauchement, et aborde enfin au milieu d’un grand nombre de bateaux amarrés au rivage au port de la Grafskaya. Sur le quai va et vient une foule de soldats en capotes grises, de matelots en vestes noires et de femmes en robes bigarrées. Des paysannes vendent du pain ; des paysans, à côté de leur samovar, offrent aux chalands du sbitène chaud 1. Ici, sur les premières marches du débarcadère, traînent, pêle-mêle, des boulets rouillés, des obus, de la mitraille, des canons en fonte de différents calibres ; là, plus loin, sur une grande place, gisent à terre d’énormes madriers, des affûts, des soldats endormis ; à côté, des charrettes, des chevaux, des canons, des caissons d’artillerie, des faisceaux de fusils d’infanterie ; plus loin encore se meuvent des soldats, des marins, des officiers, des femmes et des enfants ; des charrettes avec du pain, des sacs, des tonneaux, un Cosaque à cheval, un général en drochki traversent la place. À droite, dans la rue, s’élève une barricade ; dans ses embrasures, des canons de petite dimension à côté desquels est assis un matelot fumant tranquillement sa pipe.

À gauche, une jolie maison sur le fronton de laquelle sont marqués des chiffres romains, et au-dessus vous voyez des soldats et des brancards tachés de sang : les tristes vestiges d’un camp en temps de guerre sautent partout aux yeux. Votre première impression est, sans contredit, désagréable ; l’étrange amalgame de la vie urbaine avec la vie de camp, d’une élégante cité et d’un fangeux bivouac, n’a rien d’attrayant et vous frappe comme un hideux contresens : il vous semble même que, saisis de terreur, tous s’agitent dans le vide. Mais examinez de près la figure de ces hommes qui se remuent autour de vous, et vous direz autre chose. Regardez bien ce soldat du train qui mène boire les chevaux bais de sa troïka en fredonnant entre ses dents, et vous remarquez qu’il ne s’égarera pas dans cette foule mélangée, qui, par le fait, n’existe pas pour lui ; il est tout entier à son affaire et remplira son devoir, quel qu’il soit : mener ses chevaux à l’abreuvoir ou traîner un canon avec autant de calme et d’indifférence assurée que s’il se trouvait à Toula ou à Saransk. Vous retrouvez cette même expression sur le visage de cet officier qui passe devant vous ganté de gants d’une blancheur irréprochable, de ce matelot qui fume, assis sur la barricade, de ces soldats de peine qui attendent avec les brancards à l’entrée de ce qui a été naguère la salle de l’Assemblée, et jusque sur la figure de cette jeune fille qui traverse la rue en sautant d’un pavé à l’autre dans la crainte de salir sa robe rose. Oui, une grande déception vous attend à votre première arrivée à Sébastopol.

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C’est en vain que vous chercherez à découvrir sur n’importe quel visage des traces d’agitation, d’effarement, voire même d’enthousiasme, de résignation à la mort, de résolution : il n’y a rien de tout cela ! Vous verrez le train-train de la vie ordinaire, des gens occupés à leurs travaux journaliers, si bien que vous vous reprocherez votre exaltation exagérée et vous mettrez en doute non seulement la véracité de l’opinion que d’après des récits vous vous êtes formée sur l’héroïsme des défenseurs de Sébastopol, mais encore l’exactitude de la description qu’on vous a faite du côté nord et des sons sinistres qui y emplissent l’air. Toutefois, avant de douter, montez sur le bastion, voyez les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, ou plutôt entrez tout droit dans cette maison à la porte de laquelle se tiennent les brancardiers : vous y verrez les défenseurs de Sébastopol, vous y verrez des spectacles horribles et navrants, grandioses et comiques, mais prodigieux et faits pour élever l’âme. Entrez donc dans cette grande salle qui, jusqu’à la guerre, était la salle de l’Assemblée. À peine en avez-vous ouvert la porte, que l’odeur qu’exhalent quarante à cinquante amputés et malades grièvement blessés vous saisit à la gorge. Ne cédez point au sentiment qui vous retient sur le seuil de la chambre : c’est un vilain sentiment ; avancez franchement, ne rougissez pas d’être venu contempler ces martyrs ; approchez-en et parlez-leur : les malheureux aiment à voir un visage compatissant, à raconter leurs souffrances et à entendre des paroles de charité et de sympathie. En passant au milieu, entre les lits, vous cherchez des yeux la figure la moins austère, la moins contractée par la douleur : l’ayant trouvée, vous vous décidez à l’aborder, à la questionner.
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