Chronique d'un sapeur-pompier volontaire

Lundi. Il est dix-sept heures, j'ai enfin terminé ma journée à la fac. Une longue journée. Il fait beau, encore quelques beaux rayons de Soleil d'été qui subsistent, avant que l'automne ne s'installe durablement. Le plus ennuyeux à dix-sept heures, c'est la circulation. L'heure de pointe est bien réelle et les voitures s'entassent horizontalement dans une ville où le tramway est devenu le principal moyen de transport.  Du moment qu'à dix-huit heures je suis à la caserne, il ne devrait pas y avoir de souci. Ma caserne est située dans une commune voisine, qui recense 11 000 habitants. Il s'agit d'un centre de secours dont le corps est entièrement volontaire, comme la plupart des communes françaises situées en zone gendarmerie.

Dix-huit heures, la garde commence. Arrivé à la caserne, je vérifie le planning de garde et l'équipe du soir. Cette nuit, je serai de VSAV, autrement dit à l'ambulance. Éventuellement, je reste mobilisable en cas de besoin de renfort sur le FPTL (le fourgon incendie). Je fais l'inventaire du véhicule : je vérifie qu'il ne manque rien, que les dates de péremption des produits ne soient pas dépassées. Je discute avec quelques collègues ("ce soir j'espère qu'on va avoir une bonne inter quand même"), et voici déjà venu le temps de se restaurer. Je rentre à la maison, je vérifie que mon bipeur est bien allumé. Il l'est, comme toujours.

Restauration, informations. Pas le temps d'arriver au dessert que j'entends biiiiip biiiip biiiip. Le bipeur marque "Assistance Personne en Péril". Pas le temps de traîner, je prends les clés, quelques secondes pour être dans la voiture. Je me rends à la caserne. Vestiaires. Je me change. Les trois autres collègues de mon équipe VSAV font de même. Je prends le billet de départ. "VSM 51A, ACR" (traduction : Victime de sexe masculin, 51 ans, en arrêt cardiorespiratoire). Treize minutes après l'appel du bip, nous sommes sur les lieux. Des gens paniqués nous accueillent. "Suivez-nous" qu'ils disent. Nous pénétrons dans l'habitation concernée. La victime serait à l'étage. Nous entrons, posons le matériel : Oxygène, DSA (défibrillateur), etc. Il y a comme un problème : la victime est étendue sur son lit, bras plié. En tant que chef d'agrès, je prends le pouls. Rien. J'essaie de déplier le bras de la victime. Impossible. Nous sommes face à un état de rigidité cadavérique, la personne était décédée depuis au moins une demi-douzaine d'heures. Il n'y a rien à faire, nous ne tentons même pas de réanimer, ce serait inutile. Je demande à mon équipe de récupérer l'identité de la victime, en attendant je demande au centre opérationnel un médecin de garde pour constater le décès. La gendarmerie est prévenue. C'est la procédure. Le médecin arrive, constate le décès, remet le certificat de décès à la famille. Le quartier semble dans la tristesse, la fille de la victime est en larme, en crise de désespoir : "faites quelques choses !". La gendarmerie est arrivée. Pour nous opération terminée, nous rentrons au casernement.

Petit débriefing rapide avec l'équipe. Puis retour à la maison. Toujours en tenue. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai le pressentiment que le bipeur ne tardera pas à sonner à nouveau. Je me trompe. Je finis mon repas (oui je sais, c'est glauque après avoir contemplé un cadavre). Quelques minutes de télévision, puis de travaux universitaires. Il est vingt-trois heures, le bip sonne. Cette fois : "Téléalarme". Une téléalarme est un collier électronique porté par les personnes âgées qui vivent seules. En cas de chute, elles appuient sur le bouton de leur collier, et cela déclenche automatiquement les pompiers. Nous arrivons sur les lieux, relevons la victime qui était tombée de son canapé. Elle a une bosse sur le front, pas de douleur du rachis cervical ni sur le reste du dos. Nous la relevons, la remettons sur son canapé, prenons quelques constantes (pression artérielle, saturation O2, dextro). Rien d'inquiétant, nous la laissons chez elle, dans ce cas là il n'est pas nécessaire de transporter la personne à l'hôpital. Nous rentrons au casernement, il est minuit. Certains commencent déjà à bailler.

Je rentre à la maison. Cette fois je vais me coucher. Demain je commence à huit heures, si je veux être un minimum en forme, je n'ai pas trop intérêt à m'éterniser sur le Forum France. Pourtant j'y jette un dernier coup d'oeil en espérant ne pas avoir à m'embourber dans une quelconque discussion. Il est trois heures du matin. Le bipeur sonne à nouveau. Cette fois je suis un chouïa plus lent, malgré l'adrénaline. "Personne ne répondant pas aux appels". Toujours la même procédure : je m'habille (au pire j'ai ce qu'il faut à la caserne), je ferme la maison à clés, je prends la voiture et je me rends à la caserne (2 minutes grand maximum, la caserne est située à 1 km de chez moi). L'équipe du VTU (Véhicule Toutes Utilités) part en même temps que l'équipe VSAV. Nous allons sur le même lieu, car s'il faut casser une porte ils s'en chargeront. Trois heures quinze, nous sommes sur les lieux, une commune voisine faisant partie de notre secteur. Une femme paniquée nous accueille : "Mon copain ne répond pas au téléphone, j'ai frappé et il ne répond pas non plus !". Cette femme est à la limite de l'hystérie. Nous frappons à la porte à plusieurs reprises. Boum boum boum. Au bout de deux minutes, la porte s'ouvre et un homme se tient devant nous, la tête enfarinée. Il était paisiblement en train de dormir. Dans ma tête je maudis cette femme qui nous a fait lever pour rien, mais en tant que professionnel je ne dois rien dire. Une fausse alerte à trois heures du matin, ça donnerait presque envie de faire payer ce genre d'intervention à la femme paniquée. Déclencher deux véhicules et six sapeurs-pompiers en pleine nuit pour une fausse alerte, voilà chers amis où vont vos impôts. Nous rentrons au casernement. Une petite discussion s'impose avec les collègues. Nous sommes bien réveillés à présent. Dix minutes plus tard tout le monde se salue. Je rentre à la maison, je vais me coucher. Il est quatre heures dix.

Cinq heures quinze, le bip sonne à nouveau. "AVP VL CONTRE VL" (traduction : Accident de la Voie Publique, Véhicule Léger contre Véhicule Léger). C'est parti. Adrénaline. Arrivée à la caserne. Je regarde le billet de départ : "Autoroute A9". Tenue. Gilets oranges. C'est parti. Nous avons un accès direct à l'Autoroute sans passer par le péage. Nous empruntons le portail réservé aux secours. Au bout de quelques minutes nous tombons sur un bouchon énorme. Nous prenons la bande d'arrêt d'urgence. Devant nous, trois autres VSAV viennent des casernes voisines, un FSR (véhicule pour désincarcérer), la gendarmerie. Arrivent le SAMU, des chefs de groupe avec leur 4x4 (VLTT), bref au total nous sommes au moins 7 véhicules pompier des casernes alentours. Il y a une fourgonnette renversée avec des gens à l'intérieur et une voiture encastrée dans la rambarde de sécurité. L'équipe du FSR se charge de la désincarcération. Nous prenons le relais pour extraire la victime en immobilisant l'axe tête-cou-tronc à l'aide d'un plan dur. Nous conditionnons la victime dans le VSAV, après l'avoir transféré sur un matelas coquille (MID). Collier cervical, Oxygène, contrôle des constantes. Nous attendons que le médecin du SMUR fasse un premier diagnostic. Le médecin arrive, médicalise le VSAV avec l'infirmier anesthésiste, apparemment le patient souffre de quelques côtes cassées et d'un hémothorax à l'auscultation. Je me charge de passer un premier bilan d'ambiance au stationnaire de garde. Mes équipiers aident le médecin. En attendant je décide de faire un tour des lieux. Une victime a été projetée dans la rambarde de sécurité. Un médecin pompier retourne la victime, cette dernière est éventrée, ses intestins sortent d'eux-même. Delta charlie delta. Nous transportons la victime qui est dans notre VSAV dans un hôpital montpelliérain. Celle-ci est directement admise au déchocage. Entre-temps, le Soleil s'est levé. Nous prenons notre petit-dej au SAMU, avec le médecin de l'intervention et le pilote d'hélico, puis nous rentrons dans notre commune. Il est sept heures trente, nous tombons dans l'heure de pointe et contemplons un interminable bouchon entre Sète et Montpellier. En effet, l'autoroute a été fermée toute la matinée.

Je rentre à la caserne. Nous remettons du matériel dans le VSAV, tout ce qui a été utilisé doit être remplacé, nous désinfectons la cellule et le matériel. Petit débriefing rapide, mais il est déjà l'heure de se changer pour partir au boulot, ou à la fac. Je quitte la caserne après avoir pris soin de remettre le VSAV disponible sur le logiciel de gestion. Je rentre à la maison, prends une douche rapide, puis mon sac. Il est temps de partir. Je passe par les petites routes pour ne pas me prendre les bouchons causés par l'accident. Arrivé au niveau de la fac, j'entends une sirène deux tons s'approcher. Elle vient de derrière. Je me range sur le côté pour laisser passer les pompiers, non sans un léger sourire.

Une nouvelle journée commence.